Date de publication :

Secteur Mobilité et Logistique
Pays concerné
Allemagne
Thématique
En 2032, si les travaux se poursuivent au rythme actuel, un corridor ferroviaire reliant Stockholm à Palerme, en passant par l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, devrait voir le jour. À ce stade, il ne reste qu’un tronçon (de taille) à ajouter : le tunnel du Brenner, entre Innsbruck et Fortezza, soit une soixantaine de kilomètres de ligne à grande vitesse au cœur des Alpes. Un projet de cette ampleur, par son ambition et sa situation géographique, témoigne bien de la vision du moment dans le secteur ferroviaire européen : le rail est devenu l’un des moteurs les plus recherchés de décarbonation et les emplacements de l’Allemagne et de l’Italie au cœur du continent en font des marchés stratégiques pour une accélération massive.
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EN ALLEMAGNE, L’AMBITION DU PLAN STARKE SCHIENE

Car l’Allemagne, premier marché ferroviaire européen, estime pouvoir réduire ses émissions de CO2 de 10,5 millions de tonnes par an en transférant une partie de son trafic vers le rail. Un objectif climatique ambitieux qui se double d’une volonté d’accroître la qualité de service dans un pays où, selon la Cour des Comptes, « près d’un passager ferroviaire sur trois aurait subi un retard de quinze minutes ou plus en 2022 ». « Sur les quelques 38 400 kilomètres de voies ferrées que compte le réseau national, plus de 33 000 appartiennent à l’opérateur historique Deutsche Bahn, explique Céline Février, chargée de développement Industrie et Cleantech au sein du bureau Allemagne de Business France. Et pendant plusieurs décennies, c’est la logique de rationalisation des coûts qui a prévalu sur l’impératif de service alors même que le nombre de passagers ne cessait de croître (+50 %entre 1994 et 2024)… D’où une situation critique de défaillances dans les années 2010 qui conduit aujourd’hui à une modernisation du rail allemand ».

Moderniser et augmenter la capacité : c’est devenu le leitmotiv des autorités allemandes et de la Deutsche Bahn, faisant dire à certains observateurs que l’Allemagne était entrée dans une « décennie du rail ». Une ambition matérialisée dans le plan Starke Schiene (littéralement « Rail fort »), conclu entre le ministère des Transports allemand et la Deutsche Bahn, qui prévoyait une enveloppe de 86 milliards d’euros sur la période 2020-2026 – « mais qui doit procéder à des ajustements au regard du contexte inflationniste », précise Céline Février. Un plan massif qui touche à la fois tous les secteurs du ferroviaire (infrastructures, matériel roulant, technologies) et tous les types de lignes (grande vitesse, régionales, urbaines, fret), constituant ainsi un appel d’air majeur pour toute l’industrie : comme un symbole, les commandes enregistrées depuis 2019 ont augmenté de 57 % pour atteindre le niveau historique de 21 milliards d’euros en 2023.

EN ITALIE, UN ENJEU DE RECONQUÊTE TERRITORIALE PORTÉE PAR LE PLAN DE RELANCE

Dans cette mobilisation inédite de moyens et cette course à l’équipement ferroviaire (impulsée à échelle européenne par la Stratégie de mobilité durable et intelligente de la Commission européenne), l’Italie n’entend pas jouer les seconds rôles : face à la primauté de la voiture individuelle qui porte à 25 % le pourcentage d’émissions imputables au seul secteur des transports, le voisin transalpin s’est résolu à développer son réseau ferré national et secondaire (qui compte à date 20 400 kilomètres de voies, soit le quatrième en Europe). « En Italie, l’enjeu de durabilité s’accompagne de préoccupations liées au développement territorial, explique Alexis Ferrier, conseiller Mobilités et Industries au sein du bureau italien de Business France. Il y a urgence à dépolariser les flux de l’axe principal Turin-Naples et à construire un réseau secondaire qui connecte l’Est à l’Ouest, et l’extrême Sud du pays ». D’où des projets comme celui de la ligne à grande vitesse entre Naples et Bari d’ici 2027, ou des chantiers plus régionaux comme la modernisation de la ligne Palerme-Catane qui vise à diminuer d’un tiers le temps de trajet entre les deux villes. 

Dans le Plan National pour la Reprise et la Résilience de 2020, principal instrument financier de la redynamisation ferroviaire court terme du pays (la plupart des projets devant s’achever en 2026), 1,58 milliards d’euros sont ainsi fléchés sur les liaisons « en diagonale » (Est-Ouest) tandis que plus de 4 milliards d’euros couvrent les besoins en matière de développement de lignes régionales ou les chantiers de modernisation des voies et gares du Sud. « Au total, le PNRR prévoyait une enveloppe de 30 milliards d’euros, confirme Alexis Ferrier. Mais la dimension inflationniste a conduit le gouvernement à revoir le périmètre, en privilégiant des projets déjà arrivés à maturité sur certains chantiers prévus à plus long terme sur des lignes du Centre et du Sud du pays ». D’où la nécessité de consulter également le plan stratégique de Grupo Ferrovie dello Stato (FS), équivalent italien de la SNCF, pour embrasser une vision plus long terme : dans celui-ci, les budgets courent en effet sur dix années (jusqu’à 2032) avec des projets importants de renouvellement des matériels roulants (fret et passagers) et des chantiers transversaux comme l’électrification des lignes. Au total, il serait question de plus de 200 milliards d’euros sur dix ans.

LES SYSTÈMES IT AU CŒUR DES INTERCONNEXIONS EUROPÉENNES

Plan de relance italien, projet Starke Schiene en Allemagne (auquel s’ajoute le plan de la Deutsche Bahn Neues Netz für Deutschland[1]) : une véritable manne financière vient aujourd’hui irriguer les secteurs ferroviaires de ces deux pays. Et les structures européennes ne sont pas en reste puisque la Banque Européenne d’Investissements vient soutenir certains projets pour une meilleure couverture des risques (ex : S-Bahn de Munich, ligne Palerme-Catane).

« Au niveau européen, il faut également mentionner l’enjeu d’interopérabilité des systèmes censé favoriser les liaisons avec les autres pays dans un contexte d’ouverture des marchés », souligne Céline Février qui pointe les projets de connectivité européenne (ligne Karlsruhe-Bâle, par exemple). La mise aux normes ERTMS[2], progressive depuis les années 90 et actuellement en phase de standardisation du protocole de pilotage automatique (ATO), fait ainsi l’objet d’une enveloppe dédiée au sein de ces différents plans. En Italie, l’objectif est de passer toute l’infrastructure sur ces normes d’ici 2036, et en Allemagne, la Deutsche Bahn consacre 4 milliards d’euros au projet « Au-delà des technologies ERTMS, les projets de digitalisation couvrent également des usages de maintenance, de monitoring de l’infrastructure, ou encore d’aiguillage automatisé », cite Céline Février. Ainsi, en Italie, la société MerMec située dans les Pouilles conduit un projet ambitieux de recherche et développement pour signaler les défauts observés sur les voies alors que le train est en route.

HYDROGÈNE, HVO, BATTERIE : LES NOUVEAUX CARBURANTS

Mais l’innovation ne s’exprime pas seulement autour des technologies digitales (lesquelles ont d’ailleurs subi quelques réallocations budgétaires lors de la crise inflationniste) : en Allemagne comme en Italie, l’intérêt des pouvoirs publics se porte sur l’électrification des voies et sur la transition vers des carburants alternatifs (hydrogène, HVO ou batterie).  « La priorité du gouvernement est l’électrification des voies qui, au niveau régional, fonctionnent encore beaucoup au diesel, confirme Alexis Ferrier. Même si, avec 75% environ du réseau déjà électrifié, l’Italie est plutôt en avance sur ce chantier ».

Constat plus mitigé en Allemagne où « seulement » 61 % du réseau était électrifié en 2020 mais avec un objectif de 70 % en 2025 et 75 % en 2030. « L’Allemagne cherche surtout à passer sur des trains hybrides diesel et électricité avec un approvisionnement en énergies renouvelables », explique Céline Février, qui cite les nouvelles locomotives Vectron Dual Mode de Siemens Mobility.

« Et puis il y a les expérimentations en matière d’hydrogène qui doivent encore convaincre sur le plan de la rentabilité ». En effet, le projet Coradia iLint mené par Alstom en Basse-Saxe a finalement été abandonné, l’exploitant ayant préféré se tourner vers l’électrique à batteries ; mais celui exploité par RMV, le réseau de Hesse, a vu le jour et devrait se poursuivre en dépit des pannes et retards du début. En Italie, c’est le projet H2iseO Hydrogen Valley du groupe FMV qui concentre toutes les attentions avec une conversion attendue du diesel vers l’hydrogène pour quatorze trains sur la ligne Brescia-Iseo-Edolo. « Ce projet est le plus abouti de la demi-douzaine de propositions qui ont vu le jour après la parution du plan de relance, note Alexis Ferrier. La filière attend probablement les premiers résultats pour se structurer ».

QUELLE PLACE POUR LES PRODUITS FRANÇAIS ?

« Le signal est clair, poursuit Alexis Ferrier : la dynamique ferroviaire actuelle en Italie est remarquable, avec une multitude de projets en cours. Dans ce contexte, les produits innovants et technologiques français peuvent tout à fait y trouver leur place, d’autant que la filière tricolore est reconnue pour sa qualité technique et ses compétences humaines ». Dans un pays où les normes sont assez protectrices des acteurs locaux (par exemple, sur des exigences sismiques), l’innovation est le facteur-clé pour emporter l’adhésion et surpasser l’offre locale. « L’Italie est un marché curieux, ouvert à la rencontre, mais sur lequel il faut accepter de passer du temps en adaptations de gammes et en suivi administratif pour installer une offre sur la durée » note Alexis Ferrier.

Tactique suggérée : au-delà des grands donneurs d’ordre nationaux, s’intéresser aux petits acteurs plus spécialisés pour calibrer des offres sur des volumes restreints. « La chaîne de valeur italienne tourne forcément beaucoup autour des filiales de FS (le pôle Infrastructures RFI, le pôle Passagers Trenitalia et le pôle Fret Mercitalia) mais il ne faut pas oublier les industriels spécialisés du Nord de l’Italie qui ont besoin de fournisseurs (le groupe français Faiveley est notamment bien implanté) et les nouveaux acteurs induits par la libéralisation des marchés : Italo NTV pour le transport de passagers ou Captrain pour le fret ». Les géants français comme Alstom et Thalès disposent également d’un ancrage solide.

Même constat en Allemagne où l’innovation est le maître mot de la prospection : « Le secteur ferroviaire allemand est constellé d’entreprises traditionnelles qui ont surfé sur le label Deutsche Qualität et n’ont pas forcément rénové leurs appareils productifs ces dernières années », analyse Céline Février qui souligne que le ROI d’une solution est souvent l’argument massue d’une prospection. Si la Deutsche Bahn est très protectrice en matière d’achats et impose aux prospects de s’inscrire sur sa plateforme de fournisseurs SMaRT, elle n’est pas fermée à de nouveaux partenariats, surtout sur les segments cibles de ses besoins. « La Deutsche Bahn communique sur une liste exhaustive de besoins qu’elle classe en trois catégories : Véhicules et pièces ferroviaires, Besoins & Services généraux, et Infrastructure, explique Céline Février. On y trouve des attentes aussi disparates que du conseil en ingénierie constructive , de la fourniture de véhicules spécialisés (ex : rectifieuses de rail) ou encore des revêtements spéciaux… Nous sommes régulièrement en lien avec eux pour revoir cette liste et sourcer les entreprises françaises susceptibles de pouvoir y répondre ».

Au-delà de la Deutsche Bahn, des opérateurs comme Transdev ou Abellio ont également creusé leur sillon en Allemagne et méritent d’être approchés, au même titre que les constructeurs traditionnels (Stadler, Vossloh, Knorr Bremse) qui n’optent pas systématiquement pour des fournisseurs nationaux.

TRAMS, FRET, TGV : PLONGÉE DANS LES SEGMENTS PORTEURS

Si le moment est propice, en Italie comme en Allemagne (« il serait dommage pour les entreprises françaises de rater le coche de la modernisation allemande » alerte Céline Février), certaines opportunités méritent d’être plus particulièrement mises en lumière. Ainsi, en Italie, le transport urbain, longtemps relégué au second plan, connaît une période de redynamisation : le PNRR n’y consacre pas moins de 6,5 milliards d’euros, avec des projets de trams comme à Padoue ou à Bergame. « L’Italie a un vrai retard sur ce segment par rapport à ses voisins et l’enjeu de durabilité lié à la dimension collective du transport quotidien accentue la course à l’investissement », note Alexis Ferrier.

Autre pan d’importance : le fret. Mercitalia prévoit ainsi un renouvellement massif de sa flotte de locomotives et wagons avec le remplacement de 3400 véhicules d’ici 2032, et la commande de 3600 nouveaux matériels ! Une ambition portée par des incitations (le « ferrobonus ») et qui s’exprime aussi en Allemagne, où le plan Starke Schiene fixe l’objectif d’augmenter la part de fret de 18% à 25% du trafic d’ici 2026. « DB Cargo et DB Schenker, les deux acteurs majeurs du fret allemand, sont les principaux donneurs d’ordre mais la libéralisation du marché a conduit à l’émergence de concurrents sérieux comme SNCF, Trenitalia, SBB Cargo ou Geodis », note Céline Février.

Enfin, concernant le transport de passagers, l’agenda de Starke Schiene pointe également des objectifs audacieux relatifs à la livraison d’ICE (équivalents du TGV) : rien que sur l’année 2024, la Deutsche Bahn devrait recevoir un ICE supplémentaire toutes les trois semaines. Et à plus long terme (2030), la flotte totale devrait passer de 400 à 450 ICE, avec une volonté de diminuer l’âge moyen de 18 à 12 ans (ICE et Intercités confondus). Un chiffre qui fait écho aux 495 trains régionaux commandés par FS en Italie pour la période décennale…

INNOTRANS, ACCÉLÉRATEUR D’OPPORTUNITÉS POUR LES EXPORTATEURS FRANÇAIS

« Il est difficile de résumer l’intégralité des projets, tant ces plans sont massifs et transverses, analyse Alexis Ferrier. En revanche, il semble indispensable de venir à la rencontre des donneurs d’ordre pour mieux appréhender ce qu’il y a derrière ces chiffres ».

À ce titre, le salon international Innotrans du 24 au 27 septembre prochain à Berlin jouera probablement le rôle d’accélérateur de la filière. « À chaque édition, c’est l’occasion d’aller à la pêche aux informations, de comprendre les besoins et ce qui existe déjà sur le marché allemand, pour ensuite évaluer son avantage concurrentiel », confirme Céline Février. En 2022, lors de la précédente édition, les équipes de Business France avaient accompagné 90 sociétés françaises et organisé des prix de l’innovation (French Rail Awards) tout comme une soirée de networking (French Rail Night). Des moments appréciés par les entreprises qui y voient un vrai potentiel de visibilité, auprès des donneurs d’ordre allemands mais aussi à l’international.

« Innotrans permet de réunir toute la filière à échelle internationale : les donneurs d’ordre italiens seront donc présents et à l’affût des propositions étrangères, explique Alexis Ferrier. En tant que bureau italien de Business France, nous nous devons d’être là pour mettre en relation ces donneurs d’ordre avec les sociétés françaises ». L’Italie fait d’ailleurs partie des huit pays invités sur le pavillon France en tant que marchés prioritaires, avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne, la République Tchèque, les Émirats Arabes Unis, l’Egypte et la Thaïlande. « C’est l’occasion de mieux appréhender ces marchés et de plonger dans leurs projets à venir », souligne Céline Février. Des webinaires spécifiques de présentation de ces pays seront d’ailleurs prévus en amont du salon.

Quelques années après la libéralisation du marché ferroviaire européen, l’Allemagne et l’Italie s’imposent donc comme destinations privilégiées pour les acteurs du rail. Face à la maturité des filières locales, l’innovation française est un argument recherché par les donneurs d’ordre nationaux. « L’ampleur des projets et la nature des enjeux long terme (durabilité, qualité de service, développement territorial) conduisent nécessairement les opérateurs à ouvrir leur carnet de commandes » conclut Céline Février.

Pour rappel, selon la Commission Européenne, le transport ferroviaire européen de grande vitesse est appelé à doubler d’ici 2030. Tout comme celui de marchandises à horizon 2050.

 

[1] Littéralement : « Nouveau Réseau pour l’Allemagne »

[2] Système unifié de gestion du trafic des trains européens